jeudi 27 juin 2013

Lettre de sous mon tamarinier


Le mouvement social du début de l’année 2009 a été pour nous un temps recréation, une sorte d’exercice de dépassement de ce que trop longtemps nous avons accepté d’être : des individus qui ont abdiqués, vivant en dehors d’eux-mêmes et de leur lieu.

Nous nous sentions fiers de cette démonstration de foi en nous-mêmes et de confiance en nos imaginaires créoles. Les gens de Guadeloupe arrivaient à exprimer, dans les rondes de paroles qui avaient fleuri ça et là, la passion surprenante de se définir qui les habitait.

Cela a été une occasion de signifier à cet imaginaire arrogant de la pensée unique et de la profitasyon que la diversité constitutive des peuples que nous sommes génère des formes renouvelées du vivre ensemble, que nous sommes décidés et résolus à assumer. Nous voulons désormais habiter nos identités vraies.

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Les « DOM » sont évidement des terres in-tranquilles, trop de choses s’y sont déroulées et continuent de s’y passer pour qu’il en soit autrement. 

Cet imbroglio dans lequel se sont enfoncées les sociétés antillaises, faut-il le rappeler, prend sa source dans un passé fait d’esclavage, de colonisation, d’assimilation et d’assistanat qui a considérablement déstructuré l’homme antillais, le plongeant dans une mésestime durable de lui-même. 

Aux dangers du passé, qui sont toujours présents, d’autres, qui aujourd’hui touchent l’ensemble du monde, sont venus s’ajouter.

Je pense entre autres aux grandes mutations climatiques qui sont en cours. Des tremblements de terre et des cyclones de plus en plus rudes sont annoncés dans ces espaces que nous habitons. Or nos pays ne disposent d’aucune préparation sérieuse leur permettant de faire face à ces défis, rien n’est véritablement entrepris en ce ses. Dans le même temps, les populations s’enfoncent de plus en plus dans une précarité qui les expose considérablement et accroît pour elles tous les risques.

La Guadeloupe est le département de France le plus fortement touché par le sida, la pollution de son sol, l’alcoolisme, la consommation de champagne, le diabète, les accidents cardio-vasculaires, la violence domestique, les accidents de la route, la délinquance des jeunes, plusieurs formes de cancer, l’illettrisme, l’échec scolaire, la répression syndicale, le chômage, l’addiction aux drogues, aux jeux de hasard, aux gadgets types téléphones mobiles, la consommation de feuilletons télévisés, le surendettement des ménages, le nombre d’allocataire du RMI, le coût élevé de la vie…

Nous sommes allés, sans préparation ni projet d’avenir, du trauma de la traite à celui d’une profitasyon systématisée qui aujourd’hui s’exerce sur les individus et les communautés. De cela résulte un mal-être qui nous ronge, en même temps qu’il génère en nous un désir compulsif de consommer. Nous nous trouvons plongés dans une misère mentale et un déséquilibre qui n’existe dans aucun des pays soi-disant plus déshérités du bassin Caraïbe. 

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Le peuple guadeloupéen, au travers des grèves, de la résistance des travailleurs agricoles, des révoltes imprévisibles, des luttes paysannes, de ses militants sacrifiées, a de tout temps exprimé le refus de ce cheminement historique désastreux et de la profitasyon, qui ont conduit le pays à son état de délitement actuel. 
Les Guadeloupéens et les Martiniquais ont le sentiment douloureux que jusqu'à ce jour aucune des manières de gouverner notre pays qui leur furent imposées n’a jamais su ou voulu prendre la mesure de leurs vécus.
Sans aucun doute est-ce là qu’il faut chercher les causes de ces fièvres sociales qui agitent continuellement nos sociétés, perturbent « leur économie » et la vie quotidienne. Et la France n’a jamais su ni les considérer, ni prendre leur mesure, dépassée qu’elle est par leur imprévisibilité, leur caractère inédit. Désarçonnée, le jugement obscurci par sa mauvaise conscience, elle perçoit ces situations de façon négative.

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Ici, dès le moindre frémissement de mécontentement, aux premières rumeurs de mobilisations, l’on est frappé par la promptitude de mise en marche de dispositifs, policiers, (mobilisation, d’impressionnants escadrons de gardes mobiles et de gendarmes arrivants de la métropole) mais aussi privés : mobilisation du patronat, des partis politiques liés au pouvoir en place, de la presse, et autres relais...
Les moyens sont rodés, nombre d’individus mutent alors en communicants zélés, portant, sur les plateaux de la radio et de la télévision publique, versions et visions officielles. 
Se faisant persuasifs, ils réexpliquent (en bon français) les vraies données du problème… Et la sempiternelle chanson annonçant la faillite imminente de l’économie, réchauffée, est servie a satiété : à continuer dans cette voie le pays ne tardera pas à rejoindre Haïti…

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Il y a encore des Antillais tout pleins de sincérité et de ridicule, qui pensent hausser leur être dans l’adhésion fusionnelle à la France. Dès la moindre agitation, ils implorent le ciel, s’emploient à rechercher les moyens d’un retour rapide à la normale.
Ils ont certainement gardé en mémoire la peur historique du marronnage, cet acte ultime de l’esclave qui, fuyant l’Habitation, s’engageait dans une rupture radicale avec le système servile, allant parfois jusqu'à la résistance violente. 
Ces Antillais-là rejettent avec force toute intellectualisation qui reconnaît dans le nègre marron la figure tutélaire de celui qui, dans un réflexe de refus, recherche son identité et sa liberté. 
Suivant les situations, leurs attitudes et leurs discours se font agressifs, affectifs, paternalistes (ils en appellent à la raison, renvoient à la situation misérable des pays avoisinants), ils vont jusqu’au chantage (« vous allez être largués »), à l’appel à la répression (“ça suffit, la récréation a assez duré” s’indignait l’un d’entre eux au journal de 20h pendant le mouvement social).

Il y a aussi ceux qui ne font que passer et ne voient du pays que ce qu’ils peuvent en tirer.

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D’une manière générale les oppositions de gauche, progressistes, écologistes et le reste, observent la ligne validée par leur hiérarchie de « métropole » et alors qu’il faudrait contester radicalement le système invisible qui nous réduit à la plus insignifiante partie de ce que nous sommes, se taisent, ou partent en jactance, dans des discours évidés de tout le souffle de nos lieux.

Ce matin encore, monsieur le Président de Région, réagissant au meurtre d’un homme par arme à feu, interpellait sur une radio du service public, avec une autorité à faire rire ou pleurer, les services de l’Etat et monsieur le Président de la République, lui rappelant ses devoirs, le sommant de prendre ses responsabilités afin que des actes aussi odieux et inqualifiables cessent. J’en étais ébahi. Triste et terrifiante déresponsabilisation à laquelle nous sommes tous parvenus. Nous ne sommes résolument plus capables de faire face par nous- mêmes à la moindre situation.

Les élus locaux qui dirigent les assemblées le font avec contentement et autosatisfaction. Ils prennent plaisir à la représentation politique : ils votent les crédits et les programmes d’équipements qui permettront de couvrir de béton toutes ces terres déshabillées de leurs champs de cannes et de bananes. Ils maintiennent avantages sociaux et somptueux festivals… Ils reconduisent ainsi, à coups d’euros et sans le moindre état d’âme, la mendicité officielle.

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Dans ce pays, la plupart de ceux qui se sont exercés et qui s’exercent au combat politique sont des hommes d’appareils, dont le parcours politique se fraie dans l’océan de paradoxes et de contradictions que génère le système. Plus leur carrière se prolonge, plus ils s’éloignent de leur communauté, moins ils perçoivent les lignes de force de cet autre monde que nous n’arrêtons pas de devenir. Ils apparaissent de plus en plus insensibles au quotidien des populations. Leur unique priorité est de plaire et de ressembler aux hommes politiques français de premier plan, pour soigner leur avancée et conserver leur place au soleil. Cette manière de faire de la politique connaît ses limites : le peuple n’a jamais adhéré durablement à aucune des idéologies qui lui furent proposées, qu’elle soit de droite ou de gauche. 

Ils ont tourné le dos au pays réel, voilà pourquoi ils n’ont jamais pu mobiliser personne pour aucune grande cause ni aucun grand combat. Ils ne s’expliquent ni ils n’acceptent au fond d’eux-mêmes la force et la fraîcheur de la mobilisation autour du LKP, qu’ils jalousent et combattent plus ou moins secrètement. Ils pâlissent d’envie devant cet étonnant succès qui leur rappelle que nos communautés pourraient bien faire peuple et que les vrais leaders sont à venir.
Ces moments laissent apparaitre au grand jour qu’ils perpétuent une tradition d’allégeance à la France.

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Ce qui gêne encore en ces lieux, c’est cette attitude qu’adoptent certains intellectuels, lorsqu’ils choisissent de se mêler de ces affaires-là, se plaçant en donneurs de leçons, distribuant des points, critiquant du haut de leur savoir, admonestant… Ils tentent de préserver des petites zones d’influence sans jamais renoncer aux conforts que leur offre le système. 
Fort heureusement les gens du pays, trop peu éduqués qu’ils sont à la magie des grands mots, ne les entendent pas. 

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Il y a là que chacun s’emploie à devenir le petit chef de quelque chose ; nous sommes ainsi devenus une somme d’individus vivant une même tragédie, incapable d’imaginer ensemble les moyens de nous libérer de ce qui nous englue.

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Quant aux efforts des militants nationalistes, politiques et syndicaux, ils se résument le plus souvent en une suite d’initiatives qui n’entraînent aucune résolution définitive des problèmes. Cela fait une série d’échecs répétés qui témoignent de la difficulté qu’ont ces mouvements à renouveler leur regard sur leur environnement, sur eux-mêmes, et à envisager le monde autrement. Les petites et grosses acceptations se généralisent et anesthésient un grand nombre d’entre eux.

Nos sommes des sociétés orphelines de leurs leaders naturels et populaires, comme nous avons été dès l’origine une société dépouillée de ses héros naturels et populaires.

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Lorsque l’on considère avec attention l’existence agitée que mènent Guadeloupéens, Martiniquais et Guyanais, l’on s’aperçoit que ces communautés ressentent et nourrissent au fond d’elles-mêmes nombre de peurs : celle de toute idée d’autonomie et, pire, d’indépendance (la départementalisation, le fonctionnariat ayant fait de nous un peuple d’assistés, qui a désappris la responsabilité et qui s’est habitué à la mendicité pour survivre), mais aussi celle d’un complet effacement, par une affluence trop importante d’immigrants. Ceux qui viennent de pays voisins : Haïtiens, Dominicains (ces parts de nous mêmes que nos mémoires se hâtent d’oublier) mais aussi les ressortissants français, les « métropolitains » qui, plus puissants économiquement, plus nombreux, sont perçus comme s’accaparant le pays profond et pratiquant la profitasyon.

Ces communautés perçoivent qu’en ces mêmes lieux, les nouveaux arrivants produisent de la richesse, soutiennent, à distance, leur pays d’origine, tandis qu’eux fournissent un travail en suspension, une « série d’activités dérisoires, parcellaires, sans relation avec une conduite collective de subsistance » comme l’a écrit Edouard Glissant, activités qui ne mettent pas à l’abri de l’affaiblissement collectif et ne confortent pas leur identité de peuple. Dans le même temps l’adhésion au modèle occidental les pousse à se concevoir, toujours plus, comme peuple à identité exclusive de l’autre, mais aussi à se survaloriser identitairement.

Se mettent alors en place les mêmes vieux réflexes que ceux des occidentaux : l’inhospitalité, la peur de l’autre, les raidissements identitaires, l’exclusion… Ils vont ainsi à l’encontre de leur nature propre de groupes humains multiculturels, multiethniques. 
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Nous avons à quelques-uns signé le Manifeste pour les produits de haute nécessité, parce qu’il nous a semblé qu’il fallait contre tout cela relayer la parole et d’abord reconnaître, à voix haute, tout ce que le mouvement mené par le LKP révélait de notre absence de responsabilité.

Nous exprimions que le mouvement « a mis en exergue le tragique émiettement institutionnel de nos pays et l'absence de pouvoir qui lui sert d'ossature. Le "déterminant" ou bien le " décisif " s'obtient par des voyages ou par le téléphone. La compétence n'arrive que par des émissaires. La désinvolture et le mépris rôdent à tous les étages. L'éloignement, l'aveuglement et la déformation président aux analyses. L'imbroglio des pseudos pouvoirs Région-Département-Préfet, tout comme cette chose qu'est l'association des maires, ont montré leur impuissance, même leur effondrement, quand une revendication massive et sérieuse surgit dans une entité culturelle historique identitaire humaine, distincte de celle de la métropole administrante, mais qui ne s'est jamais vue traitée comme telle. » 

Mais ce mouvement n’a pas eu uniquement une valeur critique, négative : Il a aussi eu une valeur positive : plus aucune politique conséquente ne saurait désormais occulter cette mobilisation à nulle autre semblable qui, pendant quarante quatre jours a tenu le monde en éveil.

Des milliers d’hommes et des femmes de tous âges ont marché, crié leurs lassitudes, affronté les brutalités de police (pour certains) les menaces et intimidations, mais aussi leurs corps récalcitrants à de rudes efforts, leurs automatismes de soumission, la crainte des créances ordinaires, leurs hiérarchies arrogantes, la « parole venue d’en haut », parce qu’ils croyaient que l’on pouvait changer la vie, bousculer l’ordre des choses, refuser la fatalité qui démantibule. 

« La souffrance réelle du plus grand nombre, a rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos sociétés. » 

Et les cris étaient si justes qu’ils sont parvenus aux oreilles du monde entier.

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Cette crise a donc créé un grand « dérangement », une « manman-réflexion », dans les familles, les entreprises, les bourgs et les campagnes, qui a échappé à la récupération par les autorités françaises. 
Un désir de changement s’est enclenché dans la conscience et dans l’esprit de chacun, il a ouvert à la possibilité d’une métamorphose de notre vision sur nous-mêmes, sur la Guadeloupe et sa présence en acte dans le monde. Il chemine encore dans les imaginaires de tous, malgré d’obscures entraves et l’absence de visée de certains dirigeants du mouvement. 

Dans le prolongement de cette acuité de conscience, nous avons compris, quant à nous, que l’impératif est d’organiser une consultation méthodique et scrupuleuse des habitants de ces pays, afin d’analyser ce qu’ils proposent et de mettre en œuvre sans désertion ce qu’ils espèrent. 

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Que les terres de Guadeloupe et de Martinique aient comme berceau une mer ouverte, la mer Caraïbe, lieu de passage vers les Amériques qui favorise l’échange et la rencontre, et que leur peuplement soit de nature composite, prédispose leurs sociétés (par delà les défis historiques qu’elles auront à relever et les réponses qu’elles adresseront ou n’adresseront pas) à la Relation et au refus des absolus de l’Histoire.
Nous qui y vivons, nous sommes persuadés que seul l’élaboration d’un projet d’ensemble, valable pour tous et pour chacun, porté par un imaginaire libre et qui introduise à une vraie souveraineté, nous rendrait plus heureux, plus apte à intégrer et à participer à la ronde des peuples maîtres de leur destin.

C’est cette responsabilité-là que les peuples de Guadeloupe, Martinique et Guyane, jusqu’ici, n’ont pas la force d’assumer. Comme si il ne pouvait exister pour nous une quelconque souveraineté sans qu’elle soit conçue et attribuée par la France. 

Il est cependant une certitude : pour espérer échapper aux dangers qui nous menacent, il faudra tenter sans aucun délai ce qui jamais auparavant n’a été tenté. 

Gerard Delver

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