lundi 29 avril 2013

Écrire la domination




Journée d’études CRILLASH
Mardi 14 mai 2013 – 9h-12h / 14h-16h – Amphithéâtre Hélène Sellaye 
Faculté des lettres et sciences humaines – UAG – Schœlcher


Argumentaire

La domination est une entreprise relayée par l’écrit, qu’il soit juridique (Code noir par exemple), littéraire, mythologique (biblique par exemple) ou autre. A travers ces textes, le dominant organise sa domination en visant à conditionner le dominé à accepter sa soumission. Ecrire la domination est donc pour le dominant un enjeu considérable qui participe du maintien de sa position.

Le dominé aussi écrit la domination. Il est l’effet de cette domination et produit des textes sur son vécu. Il le fait soit pour s’en plaindre, la refuser (récits d’esclaves par exemple), soit pour l’accepter, la reproduire (textes de Mayotte Capécia vus par Frantz Fanon par exemple).
Ecrire la domination, c’est également écrire sur la manière dont les récits de la domination par les dominants se sont structurés, transmis, ont eu des effets. C’est encore écrire sur la perception qu’ont les dominés de la prépotence qu’ils subissent, leurs récits qui la narrent, leurs stratégies de mise en récit (rhétorique, allusion, détour, véhémence, etc.), les langues qui servent à cette écriture.

En quoi la lecture des macro/micro-récits de domination renseigne-t-elle sur l’écriture de la domination ? Comment les dominants mettent-ils les dominés en récit ? Comment les dominés se mettent-ils eux-mêmes en récit (sans nécessairement se laisser enfermer dans des modèles validés par les dominants) ? Jusqu’à quel point est-il possible d’écrire contre la domination et quels sont les effets de ces écrits ? 

L’écriture de la domination pourrait être perçue aussi comme une écriture de mise à distance des grands récits, des grands mythes qui participent de l’imaginaire de la domination, dans lequel s’inscrit l’imaginaire colonial. 

Ces thèmes, entre autres, seront débattus lors d’une journée d’études du CRILLASH (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines), le mardi 14 mai 2013 à l’amphithéâtre Hélène Sellaye de la faculté des lettres et sciences humaines de l’Université des Antilles et de la Guyane (campus de Schœlcher, Martinique). Les interventions dureront une heure chacune, soit une demi-heure de communication suivie d’une demi-heure d’échange entre l’intervenant et l’auditoire. Cette journée est ouverte au public. 

Interventions

- 9h-10h. Description d’un débarquement de Congos à la Martinique
                   Gerry L’Etang (anthropologue  – Martinique)                          
                                                             
Dans ses Souvenirs de la Martinique et du Mexique pendant l’intervention française (1890), Charles Mismer brosse l’arrivée d’un convoi de Congos à la Martinique. Cette description d’engagés africains (introduits entre 1857 et 1862 pour conforter une économie de plantation ébranlée par les revendications voire les défections des Nouveaux libres) est d’un racisme extrême. Elle animalise les Congos et leur attribue une ignominie. 
Qui était Charles Mismer ? Et en présentant ces Africains comme « un ramassis d’êtres abjects, d’apparence simienne », à quels discours faisait-il écho ?

Cette communication tentera d’analyser le cadre anthropo-historique et les stratégies de domination dans lesquels s’enchâsse ce texte de Charles Mismer.

- 10h-11h. La chair, la parole et la domination
                     André Lucrèce (sociologue, analyste littéraire – Martinique)

Le langage historique, romanesque ou documentaire ne s’invente pas quand il témoigne de l’éclat morbide d’un système de domination qui tente d’enlever au dominé jusqu’à la plus petite parcelle de dignité. La condition faite alors à l’homme peut se décliner sous la forme de cette irrémissible récurrence qui se résume par le désabri.  Cette dimension est souvent mise entre parenthèse – à quelques exceptions près – par la parole historiographique, prétendument innocente, jugeant impertinent « l’excès » descriptif. Ce parti pris, qui se manifeste par une peur de l’exhumable, nie le sens de l’épreuve que subit le dominé et devient suspect à nos yeux. Comme le dit Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme : « Décrire les camps de concentration sine ira [sans colère] n’est pas être ‘objective’, c’est fermer les yeux sur leur réalité. » 
Notre point de vue est que restituer l’aliénation jusqu’à l’échelle vivante de la cruauté humaine contribue à édifier le monde dans sa vérité. Nous nous appuierons, pour démontrer cela, sur des textes du XIXème et du XXème siècle relevant de l’historique et du romanesque.

- 11h-12h. Avatars de la domination coloniale et formation des personnalités     
                     guadeloupéenne et martiniquaise
                  Jean Bernabé (linguiste  – Martinique)
                                                                                               
La critique du concept d’identité transférée de l’individu aux peuples se fonde sur le fait que ces derniers, parce que inscrits dans l’histoire, sont nécessairement évolutifs. Contrairement à l’identité, la personnalité constitue donc un attribut tant pour l’individu que pour les peuples. La fable Les deux cafiés, écrite au XIXème siècle sous la plume du Guadeloupéen Paul Baudot, constitue un témoignage éloquent des effets de la domination coloniale comme génératrice de contentieux entre deux peuples. Il est question, dans la présente communication, d’analyser ces causes et ces effets afin d’éclairer les populations concernées sur les modalités et circonstances ayant présidé à la formation non seulement de leurs personnalités respectives, mais aussi des contrastes et des antagonismes qui obèrent une relation pacifiée entre deux îles dites « sœurs » au motif, parfaitement colonial, qu’elles ont une même métropole.

***

- 14h-15h. La fabrique de l’homme religieux créole :
                     exégèse du carnet de voyage du Père Labat
                       Max Bélaise (philosophe  – Guadeloupe)
                                                                                                                       
Dans son essai La fabrique de l’homme occidental, l’anthropologue Pierre Legendre rappelle la fragilité de la fabrique des fils, comme le serait, dit-il, le lien qui relie chacun à son humanité ainsi que celui  de  la parole. 
Qu’en serait-il de la fabrique de l’homme créole ? Et, précisément, celle de l’homo religiosus créole ? En effet, le développement de ce que Roger Bastide appelle les « Eglises de sécurité » ne serait-il pas lié à ce passé durant lequel, comme le dit l’anthropologue, « le rouleau compresseur de l’esclavage aurait détruit l’Afrique ancestrale : ses dieux, ses danses » ? 
En définitive, l’institution religieuse n’aurait-elle pas, malgré elle, manipulé les consciences, ce qui aurait facilité la domination politico-économico-sociale des colons ?
Afin de répondre à ces questions, nous avons entrepris l’exégèse du carnet de voyage d’un de ces moines-soldats : le Père Jean-Baptiste Labat.

- 15h-16h. Dénommer pour dominer, dominer en dénommant. 
             Peut-on « dé-passer » la blessure d’un nom-macule « en-registré » ?
                    Philippe Chanson (anthropologue, théologien  – Suisse)

Les faits sont têtus : aux lendemains de l’Abolition, une distribution de noms d’état civil affligeants a piégé de façon pérenne nombre de nouveaux libres. Ce délit signait non seulement à sa manière la contestation des maîtres à l’émancipation des esclaves, mais une bonne fois encore cette manie coloniale de dénommer pour dominer ou de dominer en dénommant. Débordant ici notre ouvrage sur La blessure du nom (Academia, 2008), cette contribution reprend les questions liées de fait aux blessures traumatiques qu’a représenté, pour de nombreux antillais-es, cette attribution de patronymes stigmatisants imposés, cherchant à décrypter en quoi ces procédés ont été pervers et pourquoi finalement de tels micro-textes littéralement « en-registrés » peuvent véhiculer une « douleur linguistique » et morale profonde. Il s’agira surtout de tenter d’aborder, par-delà les postures de résignation, d’accommodation ou de dissimulation, par-delà les pratiques culturelles du marronnage du nom (usage des ti-non, du non-kaché, de la parade de l’humour des noms) et par-delà encore la possibilité légale mais toujours psychologiquement complexe de changer ou de modifier son nom, s’il est concevable, pour les porteurs de noms-macules (que Césaire a qualifié d’« estampilles humiliantes »), de « dé-passer » la blessure vive du nom. Peut-on échapper à son nom ? Est-il finalement cette âme de la personne qui le porte ? Peut-on accepter qu’il reste toujours la marque-signe d’une domination, d’une indignité irrémissible ? Des questions fort tendues que nous sommes bien contraints d’explorer.



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