lundi 12 novembre 2012

Au commencement fut la blessure… (Lettre ouverte à mes compatriotes békés)




[Avertissement : le présent texte a été écrit lors des évènements de février 2009. Aujourd’hui, plus de trois ans après et avec le recul, je n’écrirais sans doute pas les mêmes choses, ou en tout cas pas de la même façon, notamment en ce qui concerne février 2009.
Un an après le mouvement social, j’écrivais ainsi dans mon récit « Entre îles » publié dans le cadre du projet  Horizontes Insulares et publié par les gouvernements d’Espagne et des Canaries :

« L’analyse des récents évènements constitua bien évidemment l’un de leurs principaux sujets d’échanges. Ils osaient reconnaître que la montagne d’espérances de ces flamboyants mois de février et de mars n’avait accouché que d’une insignifiante souris… Assumer alors la déception et l’amertume… Où avaient-ils failli, à côté de quoi étaient-ils passés, quel génie leur avait-il fait défaut pour n’avoir pas réussi à faire d’un rêve en marche une réalité d’une insolente évidence ?

Il leur apparaissait que trop peu de temps s’était écoulé depuis la fin du mouvement social pour que son impact réel put être appréhendé dans son entièreté et jusque dans les nappes souterraines qu’il avait immanquablement atteintes. Mais à l’évidence le désenchantement était là. Les acquis de la lutte tardaient à se traduire de façon concrète dans le quotidien et surtout dans les porte-monnaie. Un vent de panique s’emparait des populations chaque fois que le mot « grève » était prononcé ; la défiance revenait ainsi que la surconsommation, qui, désormais ciblée, ne concernait plus que la nourriture et l’amusement. Les centres commerciaux étaient de nouveau pris d’assaut mais les libraires et tous les « marchands » de culture, ceux dont la fin première n’était pas le divertissement, faisaient grise mine.

Les détracteurs du mouvement, affolés par l’ampleur des évènements et par l’accès accéléré du peuple à plus de maturité dans la compréhension des enjeux, un en mot dans la conscience politique, alimentèrent la défiance, brandissant comme ils l’avaient toujours si bien fait le hochet de la peur : peur du manque, du largage par la France, du désordre social, du désastre économique, etc. »

Mais aujourd’hui, face au nouveau joujou – lrésilience, brandi comme la panacée, la trouvaille du siècle pour atteindre enfin l’harmonie intime et collective sur nos terres, je ne peux m’empêcher de le repartager, en vous demandant, une fois de plus de tenir compte du fait qu’il est vieux de plus de trois ans…
La résilience est un outil thérapeutique puissant que j’utilise dans ma permanente auto-thérapie, persuadée que je suis que l’on ne peut prétendre contribuer à guérir une communauté toute entière si l’on n’est pas au clair avec ses failles les plus intimes.
Mais l’usage qui en est fait aujourd’hui par « Tous créoles » me choque au plus haut point !]

  
Au commencement fut la blessure…
(Lettre ouverte à mes compatriotes békés)

Au commencement fut la blessure, béante, séculaire, ardente blessure trop longtemps étouffée au motif de ne point « remuer le passé », de tourner la page, de « se tourner vers l’avenir » sous l’étendard de la « paix sociale ».
Laquelle paix sociale nous explose aujourd’hui au visage, révélant qu’elle n’était que de façade !

Au commencement fut la violence, la déportation, le viol, la vie saccagée, les travaux forcés, familles démembrées, terres volées, avenir néant !
Puis vint le temps de la révolte, chaînes brisées, liberté reconquise au prix du sang… Et la longue et laborieuse tentative d’être, d’exister, de se chercher sans se trouver encore totalement.

Et aujourd’hui, toi, te désolidarisant d’un des tiens (allusion aux réactions de certains békés affirmant ne pas se reconnaître dans les propos racistes tenus par un des leurs à l’occasion d’une interview qui avait défrayé la chronique) - du jamais vu en quatre siècles d’histoire heurtée !- tu clames à qui veut t’entendre que ce discours n’est pas le tien, que tu ne t’y reconnais point ! Tu brandis tous azimuts des preuves de ta bonne foi : Tel intellectuel –nègre !- de chez nous est ton ami ; tu es  le généreux mécène de tel ou tel artiste ; tu finances telle ou telle initiative innovante.

Tu aimes ce pays qui est aussi le tien et que tu as forgé.
Tu es un homme, une femme de cette terre et tu refuses de porter sur tes épaules, siècle après siècle, le poids de la responsabilité des crimes et des spoliations perpétrés par tes ancêtres.

Tu es créole, nous le sommes tous, « tous créoles » t’évertues-tu à nous marteler !

Et je crois, oui, compatriote béké, que tu l’aimes cette terre nôtre.
Tu l’aimes tant que tu en as jalousement gardé la plus grande part pour les tiens et toi…

Tu l’aimes tant, notre soleil, que tu continues d’être le seul, du haut de tes mornes, à en revendiquer l’entière jouissance tandis que tout là-bas, dans les sillons de tes champs, la « négraille » ne sait qu’en maudire  le feu !

Tu l’aimes tant, notre banane que tu ne comptes pas tes efforts pour déployer la toile d’araignée de tes stratégies, magouilles et manœuvres jusqu’à Paris, jusqu’à Bruxelles, pour la défendre et ce, à n’importe quel prix, y compris celui de notre santé mise à mal par tes pesticides-poisons !

Tu l’aimes tant, notre rhum que tu as su batailler ferme pour lui faire valoir une glorieuse AOC !

Tu l’aimes tant, notre langue, que tu sais parfois la manier plus volontiers et avec plus de fluidité et tellement moins de complexes  que nous, les nègres !

Tu nous aimes tant, nous le nombre, la masse informe et sombre, geignarde et rebelle tout à  la fois, que tu pousses la magnanimité jusqu’à nous employer dans tes usines, entreprises, sur tes champs, (comme si tu avais d’autre choix !) et à offrir à quelques-uns d’entre nous la sucette d’un pouvoir que nous nous dépêchons d’utiliser pour dominer à notre tour des nègres comme nous-mêmes !

Tu nous aimes tant que tu ne comprends pas le procès que nous continuons de te faire, à toi qui ne demandes rien d’autre que de pouvoir jouir en toute quiétude de l’héritage légué par tes ancêtres et que tu as su faire fructifier !
Oui, tu ne demandes rien d’autre que de vivre en paix… à côté de nous…

Je te le redis, je te crois ! Nous te croyons…

Seulement, vois-tu, les descendants d’esclaves que nous sommes bien malgré nous, ont aujourd’hui besoin d’autre chose que de tes assurances de bonne foi, que  tes déclarations de principe.

Ceux que tu considères comme « de grands enfants » ont grandi et mûri tandis que tu sirotais ton punch en te moquant de leurs « macaqueries », dans la douceur du vent des ilets sur lesquels tu as fait main basse.

Ceux d’entre nous qui manquaient encore de maturité l’ont acquise dans le quotidien de ce combat qui te dérange tant ; ils l’ont acquise en martelant les rues de leurs pas décidés et impatients. Ils l’ont acquise quand, jour de grève après jour de grève, tous les masques sont, un à un, tombés. Quand tous les profiteurs du système se sont un à un démasqués.

Ils savent aujourd’hui que les profiteurs sont békés, chinois, sino-martiniquais, juifs, zorey, nègres, « syriens ». Ils savent que les limites de la race et de la nationalité s’arrêtent où commence la loi impitoyable du profit. Ils ont expérimenté que les limites de leurs revendications en faveur d’une vie meilleure s’arrêtent là où se positionne, archaïque et cynique, l’Etat colonial français en totale cohésion avec les profiteurs d’ici.

Ils ne commettront pas l’erreur de faire de toi l’unique responsable de toutes leurs misères. Ils sauront ausculter leurs lâchetés, leur pusillanimité, leurs démissions, leur soif consumériste, leur affairisme politique.

Non tu ne seras pas le bouc émissaire de « la négraille debout » !
Mais tu peux si tu veux être aujourd’hui l’émissaire conscient de l’unique paix qui vaille, la paix sous les auspices de la justice…

Pour notre société engendrée par et dans la violence, pour nos âmes écartelées en quête de guérison, la seule paix qui vaille, la seule guérison qui vaille seront celles qui naîtront de ton désir –sincère cette fois- de poser l’acte fondamental de la demande de  pardon, le premier geste de la rédemption.

Car la plaie nourrit sa gangrène sous le boisseau. La paix d’avant le 05 février 2009 n’était qu’illusoire. La gangrène explose et déverse son pus dans les rues, sur les télés marronnes, dans les têtes fêlées d’une jeunesse en perdition…

Toute blessure, avant que d’accepter le travail de la guérison dans ses abysses, demande à être reconnue : « Oui, nos ancêtres ont commis un violent crime contre votre humanité et nous reconnaissons continuer à être les bénéficiaires de ce crime. Aujourd’hui nous demandons pardon à vos ancêtres et à vous. Nous reconnaissons qu’un des moyens de réparer l’injustice originelle et de rendre la vie plus vivable pour toutes les composantes de notre communauté est d’accepter que ces terres sur lesquelles nous détenons un scandaleux monopole fassent l’objet d’une nouvelle répartition. Nous vous faisons confiance pour que nul esprit de revanche ou de vengeance n’anime cette répartition, etc… »

Oh, je te vois écarquiller les yeux, bondir, pester ! « Réforme agraire ? » Oui, le mot est jeté ! OSONS !

Osons de concert ! Tu gagneras à ce que nous l’élaborions ensemble car, tôt, ou tard, avec ou sans ton accord, elle sera à l’ordre du jour !

Les agriculteurs, ouvriers, employés de maison, salariés qui regagneront leurs lieux de travail ne seront pas les mêmes que ceux qui en sont partis un matin de février 2009. Quelque chose est en train de changer. Quelque chose doit changer !

Ce peuple -le tien-   que tu méprises ou que tu aimes de paternaliste façon, tu devras désormais apprendre à le regarder, à le considérer autrement.

Il ne le sait pas encore complètement mais, bousculant les appareils syndicaux, politiques et associatifs, il est en train de faire l’apprentissage de son propre pouvoir, de la force du nombre uni, de la responsabilité.

Il ne mendie rien, il ne supplie plus, il exige de tes confrères en pwofitasion les gestes de l’apaisement, de  la paix véritable.

Alors seulement, nous pourrons nous regarder en face – le nègre ayant cessé de croire que les yeux du blanc-pays le brûlent- et décider de construire ENSEMBLE ce pays nôtre…


Nicole Cage,
Février 2009

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