lundi 30 mai 2011

Inde : plus il y a d'échographies, moins il y a de filles


Au Rajasthan, il ne naît plus que 900 filles pour 1 000 garçons, la faute à des avortements sélectifs de plus en plus courants.


(De Alwar, Rajasthan, Inde) L'Inde vient de recenser sa population : 1,181 milliard d'habitants, et un écart entre filles et garçons qui s'est encore creusé, passant de 927 filles nées pour 1 000 garçons (en 2001) à 914 pour 1 000 en 2011. Le pire niveau atteint depuis 1947, année de l'indépendance.
Dans un village du district d'Alwar, Raffah est assise en tailleur dans la petite pièce du centre médical. « C'est ma quatorzième grossesse, parce que je n'ai toujours pas eu de garçon », raconte-t-elle. Toutes les femmes du district y viennent. C'est ici qu'on se pèse, qu'on vient récupérer – trop rarement – son traitement contraceptif.
Sous sa « kurta » rouge, la longue chemise traditionnelle, un ventre rond et beaucoup d'espoir. « Je le fais pour mon mari et encore plus pour ma belle-mère », avoue-t-elle sous le regard de cette dernière, qui ne la quitte pas. Elle n'a jamais avorté. Jusqu'à présent, il fallait avoir les moyens pour « choisir » le sexe de son enfant.

Le nombre d'échographes a augmenté de 80% en dix ans

Mais aujourd'hui, la technologie se démocratise. Traditionnellement réservé aux classes sociales les plus élevées, l'avortement sélectif – ou « sélection par le sexe » – n'épargne désormais aucune zone, rurale ou urbaine, riche ou pauvre. Surtout au Rajasthan où le nombre d'appareils d'échographie a augmenté de 80% entre 2001 et 2011, ce qui a contribué à ce que le journaliste Salam Halamkar appelle un « génocide silencieux ».
« Les machines ont pris la place des infanticides », explique l'infirmière du centre. « Un avortement engage moins une maman que le fait de noyer sa fille, comme ça a déjà été le cas ici. » Certaines ne comprennent pas que leur voisine ou amie n'en « profite » pas.
A l'image de la belle-sœur de Raffah, pour qui l'avortement n'est pas nouveau :
« Si tu l'avais voulu, tu aurais fait comme moi. Tu n'avais même pas à te déplacer. »
Depuis quelque temps en effet, ce sont les échographes qui viennent aux patients, dans les maisons, au bord des routes sinueuses. La jeune femme de 32 ans, épuisée par tant de grossesses et d'enfants, explique que « si c'est encore une fille, je ne pourrais pas faire autrement que de prendre cette décision ».
Elle rêve d'une échographie qui se termine par le tant attendu : « Vous allez célébrer. » Depuis 1994, le Pre-Natal Diagnostic Techniques Act interdit aux médecins de dévoiler le sexe de l'enfant lors d'une échographie. La formule est donc utilisée pour signifier à la mère qu'elle attend en garçon. Dans le cas contraire, le médecin lâche avec empathie : « Il ne vous reste qu'à prier. »

Les filles, une perte de temps et d'argent

Selon Rizwan Parwez, ces médecins corrompus sont au cœur du problème. Lui forme femmes et professionnels de santé au sein du Centre For Advocacy Research (Cfar), pour donner envie aux Indiennes de laisser en vie les petites filles : « Ils mettent fin à ces grossesses pour une seule raison : l'argent. »
Dans la rue, il n'est pas difficile de connaître les ressources de chaque famille. Dans deux maisons voisines, on trouve respectivement dix filles et un garçon d'un côté, quatre garçons de l'autre. Fier, Adesh, le père de la fratrie masculine, explique qu'« avoir une petite fille, c'est comme arroser la jardin de son voisin ».
Le système de dot – en théorie elle aussi interdite par la loi – oblige en effet une jeune épouse à remettre cadeaux et argent à la famille de son mari, pour intégrer pleinement cette dernière. Le fils, lui, reprend généralement l'affaire familiale et s'occupe de ses parents vieillissants.
A l'écart, son épouse explique que comme beaucoup de ses amies, elle a honte. Elle portera en elle toute sa vie la culpabilité de n'avoir voulu que des garçons, « mais c'était pour les protéger ». Si les femmes perpétuent la tradition, c'est pour ne pas reproduire ce qu'elles ont vécu en naissant fille :
« A chaque fois, j'ai préféré en finir tant qu'il en était encore temps. A ce stade, je ne me considérais pas encore comme mère, et je dois avouer que je choisissais aussi ma tranquillité et ma liberté. »

« Nos fils ont des difficultés à se marier »

Le Rajasthan est l'une des régions où la « sélection par le sexe » est la plus répandue. Dans cet Etat du Nord-Ouest, le ratio hommes/femmes y est passé sous la barre des 900 filles nées pour 1 000 garçons.
Conséquence : les filles manquent, et, arrivées à l'âge de marier leurs enfants, les femmes regrettent d'avoir agi ainsi. « Nos fils ont des difficultés à se marier et doivent aller dans d'autres villages, voire d'autres régions » poursuit l'épouse de Adesh. L'organisation des unions au sein des castes s'en trouve bouleversée.
Après les réfugiés climatiques, les sociétés occidentales verront-elles un jour débarquer des réfugiés matrimoniaux ? Le démographe de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) Christophe Guilmoto ne va pas jusque là, mais ne voit pas aucune solution « arithmétique » à ces déséquilibres.
Selon le professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), ceux qui souffriront le plus de cette « folie masculinisante » sont les hommes pauvres. Les femmes devenues rares (et précieuses) opteront pour un mariage dans une caste plus élevée :
« Le problème est très sérieux. Dans les prochaines années le pays connaîtra un goulot d'étranglement terrible. »

L'homme célibataire, destin qui se résume à une déchéance

Du coup, il mise sur la capacité de la société indienne à s'adapter, en faisant notamment une place plus honorable à l'homme célibataire, un destin aujourd'hui résumé à une « déchéance ». « Cela implique un peu de prostitution pour tenir les hommes occupés, éviter les viols et autres modes ordinaires de régulation de frustrations sexuelles », ajoute-t-il.
Selon un rapport des Nations unies, 100 millions de femmes sont portées « manquantes » dans toute l'Asie, surtout en Inde et en Chine mais aussi au Bangladesh, en Iran et au Pakistan. Difficile donc d'entrevoir la fin de cette spirale. Et le chercheur de faire la comparaison entre le mariage en Inde et une file d'attente devant un cinéma bondé :
« Plus les gens ratent la séance, plus ils retournent à la séance suivante. On en a pour cinquante ans de déséquilibre. »

 Lisa Vignoli  

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